On peut considérer le
Chashitsu comme l'expression la plus tangible de la place du thé dans la société japonaise féodale et effectivement, il arrive que cet élément architectural marque l'espace de façon prépondérante, comme dans le jardin de cette maison de Kyoto, où l'on peut trouver trois Chambres de thé à flanc de colline, toutes différentes dans leur conception.
Le Chashitsu du premier plan est ainsi une illustration du type Soan, au
toit de chaume et aux petites ouvertures, le Chashitsu du deuxième plan laisse, lui, plus de place à la lumière tout en conservant encore un plan simple, tandis que le dernier, caché dans les frondaisons, plus luxueusement construit tout en restant assez simple, a un toit de tuiles. La construction à flanc de colline et sous un arbre dominant les autres n'est pas non plus un hasard mais constitue une référence directe aux anciens ermitages de l'époque Kamakura, montrant que le propriétaire connaissait ses classiques littéraires.
Nul doute que le propriétaire de ce jardin était plutôt riche et plutôt attiré par le Chanoyu qui est par ailleurs, dans l'imaginaire collectif, bien souvent associé
aux guerriers japonais, samouraïs de rang moyen ou Daimyo ... Nous ne sommes pourtant pas là dans la demeure d'un seigneur ou d'un guerrier, mais dans celle d'un riche marchand d'encens.
Structuration sociale et propagation du thé
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La structure sociale sous le shogunat des Tokugawa in REISCHAUER ( Edwin O. ), Histoire du Japon et des Japonais. Tome 1. Des origines à 1945, Éditions du Seuil, Paris, 1973. |
La structure sociale féodale japonaise est inspirée des théories sociales confucianistes. La place sociale des artisans est ainsi inférieure à celle des paysans, les marchands étant considérés comme des improductifs et situés au plus bas de l'échelle. De là, l'importante place des marchands sur la vie économique mais aussi culturelle du Japon est alors largement éludée de la littérature, au moins francophone, sur le Chanoyu, et ne parlons pas du net, qui reprend généralement tous les poncifs sur l'introduction du thé au Japon par les moines revenus de Chine et sur "l'appropriation" de la cérémonie du thé par les élites guerrières.
Certes, selon la légende, revenant de Chine, Eichu ( 743 - 816 ) serait le premier à apporter le thé au Japon. De même, Saicho ( 767 - 822 ), fondateur du courant Tendai également appelé École du Sutra du Lotus, branche du bouddhisme Mahayana, serait aussi le premier à apporter le thé au Japon. Kukai ( 774 - 835 ), fondateur du Bouddhisme Shingon, serait aussi le premier à apporter le thé au Japon. Plus tard, Myoan Eisai ( 1141 - 1215 ), fondateur de l'École Rinzai, une branche du bouddhisme zen japonais, aurait rapporté le Matcha de Chine, tandis que Eihei Dogen (1200-1253), fondateur de l'École Soto, une autre branche du bouddhisme zen japonais, aurait lui rapporté bon nombre d'ustensiles, toujours de Chine, Myoe Shonin ( 1173 - 1232 ) quand à lui, plantant le premier jardin de thé du Japon au sud-est de Kyoto, à Uji. De la même façon, on ne peut non plus nier que l'étiquette du Chanoyu faisant partie de l'éducation du guerrier idéal au même titre que l'art de la poésie ou le savoir littéraire, les samouraïs ou Bushi s'investissent dans cette pratique. Mais c'est oublier que les moines sont plus des vecteurs de diffusion d'idées que de réels logisticiens du transport de céramiques et de thé. C'est oublier que la première mention d'un Chagi, une cérémonie où du thé est offert aux participants, qui se tient à la cour impériale, date de 729, ce qui signifie que l'usage du thé était déjà connu et usité avant cette date et que la recherche archéologique a trouvé des graines de thé à Shizuoka datant de la période Yayoi ( -300 - 300 ). C'est également oublier que l'idéal d'un guerrier "complet", qui ne doit pas savoir seulement manier l'arc et le sabre mais qui doit aussi maîtriser le pinceau, se fait peu à peu jour aux prémices du XVème siècle seulement pour devenir une norme au début du XVIIème siècle avec la pacification des Tokugawa.
Mais le passage du Shoin au Soan n'est pas le fait de moines ou de guerriers, et est plus dû à l'influence directe de marchands prospères, tout comme la diffusion des objets pour le thé originaires de Chine, la diffusion par la suite d'objets du thé fabriqués au Japon, la transformation de la cérémonie du thé
On trouve ainsi, dans l'architecture, la trace du passage des modes, parfois condensé dans un espace restreint comme au Kinkaku-ji à Kyoto, où à quelques encablures du pavillon qui attire les visiteurs, se tient un petit Chashitsu qui est un bel exemple du style Soan et qui, à côté du Kinkaku, couvert d'or comme son nom l'indique, accentuant d'autant le contraste, fait plus penser à une masure qu'à une chambre pour le thé.
Le rôle des grands marchands et l'essor du Chanoyu
Si beaucoup de monde connait Sen No Rikyu ( 1522 - 1591 ), peu de monde connait Tsuda Sogyu ( † 1591 ) et Imai Sokyu ( 1520 - 1593 ). Pourtant, ils étaient tous les trois installés à Sakai, étaient tous trois des fils de marchands importants, étaient eux-mêmes des marchands prospères et furent tous trois les maîtres de thé ( Chato ) en charge du Chanoyu pour Oda Nobunaga puis pour Toyotomi Hideyoshi.
Il ne tirèrent pas non plus leur savoir de leurs seules expériences. Tsuda Sogyu suivi l'enseignement de son père, Tsuda Sotatsu ( 1504 - 1566 ) qui maîtrisait déjà le Chanoyu et est l'auteur initial des Tennojiya Kaiki ( Annales des rencontres de thé ) en 1548. Imai Sokyu et Sen No Rikyu furent les disciples de Takeno Joo ( 1502 - 1555 ), riche marchand de Sakai, qui leur enseigna le Chanoyu et occupa une place importante dans leur apprentissage, Imai Sokyu épousant même la fille de Takeno Joo.
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si tellement de maître du Chanoyu sont alors originaires de Sakai, car c'est dans ce lieu que ce type de cérémonie est alors en vogue, tandis que d'autres types de cérémonies plus formelles sont en vogue à Kyoto. On y pratique ainsi le cérémonie du thé Yotsugashira, littéralement la cérémonie des Quatre Têtes, c'est-à-dire la cérémonie des Quatre Honorés. Celle-ci est clairement d’inspiration chinoise par son organisation, les convives, assis sur des fauteuils, étant répartis de part et d'autre de la salle, autour d'un axe central marqué par un autel.
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Cérémonie du thé Yotsugashira. Croquis © Marc Peter Keane / Stone Bridge Press in KEANE ( Marc Peter ), The japanese tea garden, Stone bridge press, Berkeley, 2009. |
Dans cette cérémonie, le mobilier et les ustensiles sont également d'origine chinoise, ce qui correspond au goût d'alors, signe d'une culture Lettrée qui trouve une bonne par de ses racines en Chine, mais qui est aussi une certaine recherche de la complexité et peut être aussi de l'ostentation, pas parce que les objets chinois sont nécessairement sur-décoré, mais parce que provenant de loin, ils sont relativement coûteux, Kyoto concentrant par ailleurs une bonne part de riches nobles. Ainsi, lorsque la mode change à Kyoto et se tourne vers le Chanoyu, plus axé sur la simplicité et le dépouillement, c'est tout naturellement vers Sakai que se tournent les puissants que cette nouvelle mode intéresse.
L'histoire de l'établissement du Chanoyu tel qu'on le connait actuellement est elle aussi plus compliquée et plus protéiforme que l'on peut couramment le lire. Si Sen No Rikyu en est une figure centrale pour son travail de codification et de transmission, on a un peu trop vite oublié Murata Juko ( 1423 - 1502 ), lui aussi un marchand, qui est l'inventeur du Chanoyu et de la chambre de thé de 4 tatamis et demi chère à Sen No Rikyu. Murata Juko laissa également un écrit majeur du Chanoyu, le
Kokoro no fumi, c'est-à-dire la
Lettre du cœur, mettant l'accent sur la simplicité tout en ne condamnant pas les objets de prix mais prônant une sorte d'harmonie, et ce n'est donc pas par hasard qu'il reçu le soutient de divers protecteurs dans la petite noblesse, aux moyens relativement modestes, comme Furuichi Choin ( 1452 - 1508 ) qui sera son disciple et développera lui, avec son frère Furuichi Choei, le Rinkan Chanoyu, sorte de Chanoyu qui intègre le bain collectif dans sa pratique ! Enfin, c'est également du fait de Murata Juko que le Chanoyu est fortement influencé par le Zen, ayant reçu l'enseignement de Ikkyu Sojun ( 1394 - 1481 ). Takeno Joo s'inspirera ensuite des écrits de Murata Juko, et jouant le rôle décrit un peu plus haut ...
Ainsi, le Chanoyu, s'il gagne une place prépondérante dans les habitudes par l'intérêt que lui porte Oda Nobunaga puis Toyotomi Hideyoshi, a été pensé bien en amont par un groupe social initialement considéré avec un certain dédain tout en étant largement sollicité et utilisé par les classes dirigeantes. Les marchands n'y perdent d'ailleurs pas au change, trouvant par là une certaine ascension sociale, les classes n'étant pas aussi rigide que l'on peut le penser, le meilleur exemple étant justement Sen No Rikyu, qui était samouraï, comme le prouve sa mot, ayant reçu la faveur de faire Seppuku.
L'omniprésence du Chanoyu
Le Chanoyu va ensuite gagner une place prépondérante, si bien qu'il va éclipser toute autre forme de cérémonie du thé dans l'imaginaire collectif jusqu'à y devenir La cérémonie du thé japonaise, à l'exclusion de toutes les autres.
Le Chanoyu impacte aussi rapidement les décors que l'on peut trouver au sein même de la maison japonaise. Comme toujours dans celle-ci, rien de directement ostensible, mais tout est dans les détails minimes, comme les Hikite, poignées de cloisons coulissantes.
On retrouve ainsi, pour qui sait voir, habilement dispersés, Kama, Kan, Chasen, Gotoku, Furogama, Natsume, Chashaku, Hishaku, Futaoki, Haboki, Haiki, ..., que l'on retrouve au sein des Hikite ou encore inscrits en négatif sur les Ranma, certains éléments de décors devenant parfois prisés et reproduits dans des catalogues de modèles pour charpentiers et ébénistes.